Le chant du coq. C’est toujours lui qui me réveille. Enfin, en deux fois, car il y a celui de 4h-4h30 (qui n’a pas tout compris, rapport au soleil qui se lève, tout ça… faudrait que je lui fasse un topo) et les autres vers 6h, cette fois pour la bonne cause.
Je me rends à l’école primaire publique à 8h, comme convenu, mais en fait, je vais intervenir au collège Mikolo aujourd’hui. Les enfants sont très souriants et mes progrès en malagasy, si tenté qu’on puisse les appeler ainsi, très appréciés. J’essaye de diriger mon intervention vers l’expression personnelle mais je me heurte encore à des difficultés, des blocages importants. Rien n’est simple et le niveau de la classe, probablement cinq ans de différence entre les plus jeunes et les plus âgés, est très hétérogène. Difficile de savoir ce qui est compris pour les petits, ni quand les grands risquent de s’ennuyer. Je tente quelque chose de simple et d’interactif. J’ai préparé des supports en dessinant des animaux. Je peux les réutiliser à l’infini. Ici, je veux m’en servir pour formuler l’orientation dans l’espace. J’invite les élèves à faire de petites phrases du type : « Le papillon est au-dessus du lémurien. » ou « La tortue est à gauche de l’oiseau. » Je change les éléments de place pour vérifier que c’est compris. Je ressors Hemingway, parce que ça fait plaisir. Ensuite, je vérifie qu’ils savent dire la date. C’est tout bon. Les couleurs, c’est bon aussi. Je fais un petit topo sur la prononciation du j et du c, ce dernier selon ce qui le suit. Le son j n’existant pas en malgache, je leur fais dire « joli cheval jaune » pour qu’ils cherchent la distinction qu’ils ne font pas, et c’est bien logique, spontanément. Un petit jeu du pendu pour réviser le vocabulaire qu’on a vu. Un petit récapitulatif des parties du corps mixé à l’orientation dans l’espace pour fixer les idées. Ca fait deux heures. Je les remercie en malgache. Ils me demandent si je suis mariée. Dieu m’en préserve. Je me souviens de la réponse d’Elizabeth dans son livre et je la copie : « Pas encore. »
La semaine n’est pas propice à mes interventions à cause des examens et on me propose de revenir jeudi. Seulement jeudi ! Je rentre un peu déçue à la villa. Mais là, Zo me rassure : « Il y a le CLIC ! » Pour Centre de Lecture, d’Information et de Culture. Une bibliothèque avec des jeux et du matériel de dessin et de travaux manuels. Je peux intervenir là-bas. Dame ‘Cie a toujours besoin de monde. Chouette !
Nous y allons vers 15h. Lucie dite Dame ‘Cie, une femme charmante et impliquée, nous accueille avec bienveillance. Il y a beaucoup à faire, dit-elle. Je suis là pour ça. Des fillettes jouent à un jeu de société. Je les rejoins. Ensuite, Dame ‘Cie sort un jeu de loto avec un imagier en français. Mais il manque la plupart des pièces. Qu’à cela ne tienne, nous allons les refaire. Des garçons nous ont rejoints et nous redessinons les pièces du loto. Les enfants sont ravis. Mais ils se lassent vite. Ce sont des enfants.
Après avoir demandé à une petite de me lire son livre à voix haute, je joue avec une autre jeune fille aux échecs. Les échecs... Je ne suis pas douée, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais elle est très jeune, encore heureux que je m’en sorte à peu près. C’est fou, je n’arrive pas à anticiper plus de deux coups à l’avance, ni à rester concentrée pendant toute une partie. On dit que les gens bons en maths sont doués aux échecs. Je ne sais pas qui a pondu ça.
« Est-ce que je peux vous défier ? » Mes yeux se posent sur le visage qui me fait face. Un jeune garçon est entré. Je ne l’avais pas vu arrivé. Il a un regard immense, grand comme le monde, et son vocabulaire emprunté me désarçonne. Il ne doit pas avoir plus de quatorze ans.
« Iza ny anaranao ? »
- S. et vous ?
- Aurélie. »
Son jeu est sûr et offensif. Nous sommes passés au tutoiement.
« Tu fais quoi dans la vie ?
- Je suis ingénieur en chimie.
- Ouah, j’adore la chimie. Tu dois être drôlement douée.
- Tu sais, en France, beaucoup de gens font de longues études, ça ne veut pas dire grand-chose. Et toi que veux-tu faire ?
- Pilote de ligne ou footballeur !
- Tu aimes les sciences ?
- Mon père était physicien, je veux être aussi intelligent que lui. »
Etait, hein. Je fais mine de ne pas relever. Il continue :
« Mais je sais qu’il y a les rêves et ce que l’on fait vraiment.
- Oui mais il ne faut rien lâcher, tu sais ça ! »
Il a opiné du chef et s’est reconcentré sur son jeu, en fronçant les sourcils. Je ne sais pas pourquoi mais mes yeux se sont mouillés. Ce garçon pose une telle chaleur sur mon cœur, il me redonne la foi.
La partie est serrée. Je ne lâche rien. Je sais qu’il ne veut pas que je le laisse gagner. Il est grand. Il n’y a plus que nos rois et de mon côté, un pion. J’arrive à l’avancer pour obtenir une dame.
« Drapeau blanc, déclare-t-il. Une revanche ?
- Avec grand plaisir. »
Il a pris encore davantage d’assurance, à moins que ce ne soit moi qui sois déstabilisée par cet enfant qui semble avoir tout vécu. Il vient de prendre ma dame quand ça arrive. La deuxième coupure de courant cette semaine. D’aucuns disent que c’est pour que les gens ne puissent pas voir le journal télévisé national et savoir ainsi ce qu’il se passe à Tana.
« Il n’y a jamais cela en France, n’est-ce pas ? »
Sa lucidité m’achève. La lumière ne revient pas. Nous rangeons le jeu à la faible lueur du portable de Dame ‘Cie.
« Je vais rentrer, Zo va s’inquiéter. Une pauvre petite Vazaha dans la nuit. »
- Je vais te raccompagner, moi ! »
Je prends donc congé de Dame ‘Cie d’un chaleureux « Veloma ! Tafandria mandria !» et je remonte la rue d’Ampefy flanquée de mon adorable garde rapprochée.
« Tu es en vacances en fait ?
- Pas vraiment, je n’ai pas encore cherché un nouveau travail en fait. Je voyage en ce moment, je veux voir le monde, comprendre et aider si c’est possible. »
- Tu es trop gentille. Tu es comme une sorte d’ange. »
Non, je crois que c’est toi l’ange. Mais je ne lui dis pas. Au lieu de ça, je réponds simplement :
« Je suis ravie de te connaître.
- Moi aussi, très honoré.
- A bientôt alors !
- Oui, je l’espère. »
Je suis rentrée à la villa, j’ai dîné avec Zo, Michel et son épouse mais l’image de cet enfant ne m’a pas quitté. La lumière n’est pas revenue avant la fin du journal télévisé.